INTERVIEW DE HUGUES BARTHE POUR LE SITE BDGEST le 10/01/2012
Ce sujet, au-delà de la violence d’un père alcoolique à l’encontre
d’une mère, se concentre sur l’enfant qui se trouve au milieu de cette
folie. Quand Hugues Barthe se lance dans
la réalisation de L’été 79, récit strictement autobiographique, il
n’était sans doute pas encore pleinement conscient des difficultés
d’écriture auxquelles il allait avoir à se confronter. Il nous raconte
ici le long processus qui lui a permis de concrétiser cet album tel
qu’il est aujourd’hui : dur dans ce qu’il raconte, juste dans la manière
de le faire. Le second tome, L’automne 79, devrait être celui de la
reconstruction.
Avant L’été 79, vous
avez réalisé quatre albums dont le sujet, l’homosexualité, est traité de
telle manière que le lecteur non averti aurait pu penser à un travail
au moins partiellement autobiographique. Il n’en est a priori rien.
Pouvez-vous nous raconter sur quoi est parti ce quiproquo ?
-J'ai même fait cinq bandes dessinées sur l'homosexualité si on compte
Miss come back dessiné par Caro. Et L’été 79 est seulement mon deuxième
livre autobiographique après Le petit Lulu. La plupart de mes lecteurs
pensent que Dans la peau d'un jeune homo et Bienvenue dans le marais
sont autobiographiques. Mon personnage, Hugo, est très proche de moi
mais les histoires sont inventées. Pour le premier, j'ai demandé à des
copains et des copines gays comment ils ont vécu leur adolescence et
réalisé leur coming out. Chacun m'a raconté des anecdotes. Avec ça, j'ai
construit une histoire faite de petites choses observées. Je crois que
c'est en multipliant les détails vrais que l'on peut écrire une fiction
crédible. Si les lecteurs pensent que ces livres sont autobiographiques,
c'est à cause du thème, l'homosexualité, qui est traité tellement
rarement en bande dessinée qu'on s'attend forcément à une confession ou
un témoignage.
Et donc, qu'est-ce qui vous a incité à passer radicalement à autre chose avec ce livre ?
-Mes deux précédents livres ont touché exclusivement le public homo, ce
que j'ai regretté. Le thème de l'homosexualité m'intéresse toujours
mais je ne l'aborderai plus de cette façon en ne m'adressant qu'à la
seule communauté. Je pense qu'avec Bienvenue dans le Marais, j'ai clos
un cycle. Et puis il était temps pour moi d'écrire ce livre sur mes
parents auquel je pensais depuis plusieurs années.
C’est donc
un projet de longue date, qui vous a touché personnellement. Comment
avez-vous appréhendé la question de la juste distance entre votre propos
et votre ressenti ?
-Quand je me suis lancé dans l'écriture,
j'étais loin de me douter des difficultés que j'allais rencontrer. J'ai
plongé dans ce projet sans m'y être vraiment préparé, à l'aveuglette et
avec beaucoup d'inconscience. C'était sans doute la seule façon pour moi
de m'y mettre.
J'ai écrit et dessiné une première version qui
racontait sensiblement la même histoire que le livre fini. Mais moi, mon
personnage, tout en étant omniprésent dans les pages, en paraissait
étrangement absent. Je n'étais pas arrivé à donner mon point de vue, mon
ressenti. J'avais eu peur de mon livre et avais "oublié" de l'écrire !
Et c'est seulement après avoir dessiné 150 pages que je m'en suis rendu
compte. A ce moment-là, je suis tombé de très haut. Il m'a fallu tout
reprendre et me confronter vraiment à mon sujet. Et pendant un an et
demi, je suis resté bloqué. Je suis passé par je ne sais plus combien de
tentatives de réécriture, j'ai essayé la forme du journal intime, entre
autres idées. Rien ne fonctionnait, mon récit restait décousu et je
n'arrivais pas à relier les scènes entre elles. C'était le reflet de ce
qu'il se passait dans ma tête. Cette période a été très difficile à
vivre.
Je ne sais plus exactement ce qui a provoqué le déclic. Je
m'étais trompé en pensant que me remettre dans ma peau de l'ado était le
meilleur moyen de me rapprocher de lui. En procédant ainsi, je n'avais
aucune distance. J'étais de nouveau un gamin confronté à la brutalité de
son père et au désespoir de sa mère. Et rien d'autre. Il fallait donc
que ce soit moi adulte qui raconte.
D’autres choix m’ont aidé à
trouver la bonne distance : ne pas privilégier le sensationnel, éviter
de montrer la violence qui a toujours lieu "hors champ", raconter les
moments calmes, les moments d'attente où il ne se passe rien de
particulier mais où la menace est toujours présente. Et des idées
graphiques : dessiner une silhouette noire, maigre et cassée pour
représenter ma mère lorsqu'elle a été battue. Ne jamais montrer mon père
autrement que par une main, un pied ou des jambes, deux astuces ayant
le même but : cacher pour mieux montrer, laisser travailler le lecteur.
Durant cette période de blocage, et même au-delà, avez-vous essayé de
trouver des voies à travers d’autres œuvres qui tournent autour de ce
sujet, ou, au contraire, avez-vous tenté de préserver au maximum votre
approche de toute influence extérieure ?
-En bande dessinée, je
ne connais pas d'œuvre se rapprochant de mon sujet. Mais il y a
quelques pères et maris maltraitants dans la littérature. Durant ma
période de blocage, j'ai relu un livre d'Annie Ernaux qui s'appelle La
honte dans lequel elle écrit que son père a voulu tuer sa mère quand
elle était adolescente, et la honte qu'elle a éprouvée après avoir
assisté à cette scène. C'est un texte autobiographique. Cette relecture
m'a beaucoup aidé. J'admire le style d'Annie Ernaux, très sec et direct,
sans aucune fioriture. Il n'y a pas un mot de trop. D'ailleurs, la
première phrase de son livre, c'est : mon père a voulu tuer ma mère un
dimanche de juin. On ne peut pas faire plus direct. Et le gros de mon
travail sur le texte de L'été 79 a été d'éliminer tout ce qui était
inutile. Pas de bavardage. J'ai beaucoup sabré. C'est très difficile
parce qu'il y a toujours du bavardage qu'on aimerait garder quand même.
En sabrant, vous laissez au lecteur sa marge d’analyse. On a le
sentiment qu’il y a comme un pacte tacite entre adultes pour éluder
systématiquement le problème de l'alcoolisme et de la violence de votre
père. Vous semblez très seul, et en allant un peu plus loin, on a même
l’impression que vos frères ne vivent pas ce cauchemar avec vous. En
avez-vous reparlé avec eux depuis, qu’en est-il ressorti ?
-Il y
a 30 ans, à la campagne, boire un petit coup de trop n’était pas mal vu
pour un homme mais au contraire encouragé. C'était une preuve de
virilité. D'ailleurs, je crois que c'est encore vrai dans certains
milieux, et pas seulement à la campagne. Et qu'un homme rudoie un peu sa
femme choquait moins qu'aujourd'hui, ça paraissait presque normal. Dans
le café que fréquentait mon père, je me souviens d'une petite affiche
pseudo humoristique, révélatrice de l'état d'esprit d'alors : corrige ta
femme au moins une fois par jour, si tu ne sais pas pourquoi, elle le
sait. Une telle affiche ne serait plus possible aujourd'hui.
Vu ce
contexte, il n'est pas étonnant que tous les adultes qui savaient
ferment les yeux. Dans mon livre, on comprend que même la police ne
prenait pas au sérieux les femmes battues, préférant rire d’elles.
Quant à mes frères, ils avaient parfois des réactions très différentes
des miennes face à la violence de notre père quand nous étions
adolescents. Je ne les comprenais pas toujours, c'est ce dont j'ai voulu
rendre compte dans mon livre. Depuis, j'ai compris que chacun réagit
différemment à la souffrance et au chagrin. Et je sais aujourd'hui
qu'ils ont vécu un cauchemar autant que moi.
L'été dernier, j'ai
donné à lire mon livre, avant sa sortie, à mon plus jeune frère. Il m'a
juste dit qu'il se souvenait de certains faits mais pas de tous. Il faut
préciser qu’il n'avait que 10 ans à l'époque. Il soutient ma démarche
et il est content que le livre existe mais dans la famille, on ne parle
jamais de ce sujet-là, ce qui prouve à quel point cela reste douloureux.
Avez-vous pensé à vos proches en réalisant cette bande dessinée ?
Consciemment ou inconsciemment, cela vous a-t-il posé des limites dans
ce qui pouvait être dit, dans ce qui pouvait être dessiné ?
-Ma
mère est décédée il y a plus de 20 ans. Sa disparition m'a donné la
liberté de réaliser ce livre. Il est évident que je ne l'aurais pas fait
si elle était en vie.
Mes grands-parents, mon oncle, notre voisine
ont eux aussi disparu, l'histoire que je raconte a quand même 30 ans.
Mon père, lui, est toujours vivant et même si nous ne nous voyons plus
depuis très longtemps, lui seul aurait pu m'arrêter. Mais mon besoin de
faire cette bande dessinée était trop fort.
Je savais qu'avec un tel
sujet, je ne pouvais pas tricher. Il fallait aller le plus loin
possible dans la description de la relation entre mes parents, quitte à
passer par des séquences un peu dérangeantes. J'ai eu, bien sûr, des
réflexes d'autocensure, je pense les avoir vaincus sans exception. Si
j'avais eu besoin de ménager telle ou telle personne, il aurait mieux
valu ne pas faire L'été 79.
Dans le contexte étouffant que vous
décrivez, il y a pourtant un espoir, encore très diffus, auquel vous
semblez vous accrocher, personnifié par votre tante Dominique. Qu’est-ce
qui vous faisait pressentir que cette femme pouvait vous aider ?
-En effet, ma relation avec ma tante a été salutaire. Très tôt, je me
suis senti naturellement attiré par elle. Il faut dire qu'elle tranchait
par rapport au milieu très fermé et conservateur où je vivais. Chacune
de ses visites au village donnait lieu à des commentaires aigres et à
des moqueries. Par exemple, elle était contre la peine de mort, ce qui
choquait tout le monde à la maison. Elle était curieuse de tout,
cultivée, un peu artiste. Et elle vivait en ville, ce qui était mon
grand fantasme, moi qui n'étais jamais sorti de ma campagne. Elle m'a
permis de voir que le monde n'était pas fait que d'hommes violents et de
femmes victimes. Mais aussi, elle a encouragé mon amour des livres et
ma vocation d'auteur de bande dessinée. Car L'été 79 est aussi
l'histoire d'une vocation précoce qui connaitra une réalisation tardive
dont le livre est ce témoignage.
Votre livre est édité par la
maison Nil éditions ; à ma connaissance, c’est la seule bande dessinée
proposée dans leur catalogue. Quel fut le chemin qui vous a mené à cette
rencontre ?
-Ce n’est pas tout à fait exact, un autre roman
graphique est sorti chez NIL l'année dernière, il s’agit de Cléo de Fred
Bernard. Je vous le recommande. J'aime beaucoup ce que fait Fred
Bernard en général et ce livre-là est très réussi.
Je travaille avec
un directeur littéraire, Guillaume Allary, qui publie surtout de la
littérature. C’est déjà avec lui que j’ai réalisé Dans la peau d'un
jeune homo et Bienvenue dans le Marais, chez Hachette Littératures.
Quelle est la part d’intervention de votre directeur littéraire dans la réalisation de vos albums ? Que vous amène-t-il ?
-Son rôle est très important. Je travaille d'abord seul et quand je
dispose d'un certain nombre de pages, une cinquantaine en général, je
les lui soumets et il m'indique les pistes à approfondir et celles à
éviter. Il m'aide aussi à reformuler certaines phrases un peu longues ou
emberlificotées. Et on relit ensemble tous les dialogues à voix haute
pour vérifier que ça coule bien et que tout ça parait naturel.
D'ailleurs, c'est un très bon acteur, je me souviens d'une relecture où
il disait les répliques de mon père, il m'a fait vraiment peur. Je
travaille pour la quatrième fois avec lui et je n'ai jamais eu
l'impression qu'on ne voulait pas faire le même livre. C'est une
collaboration heureuse.
Pensez-vous que votre lectorat va évoluer avec ce changement de cap ? Avez-vous des premiers retours sur votre livre ?
-Oui, j'ai déjà eu de nombreux retours. Mes lecteurs habituels mais
aussi des nouveaux. Je crois que tout le monde peut se retrouver dans
cette histoire. Cet adolescent éprouve et exprime des sentiments que
chacun de nous a connus, même sans avoir vécu des expériences dures
comme lui. Donc, j'espère et je crois que mon lectorat va s'élargir.
D'ailleurs, L'été 79 va être traduit et ce sera ma première fois.
Serez-vous à Angoulême cette année et/ou au salon du livre à Paris ?
-Oui, je serai à Angoulême cette année, notamment en dédicace le samedi
à la librairie Chapitre. Je ferai aussi sans doute un petit passage
chez mes amis des Requins Marteaux, s'ils sont là, pour dédicacer Le
petit Lulu. Mais j'y vais surtout pour présenter un projet aux éditeurs.
Pour conclure sur L’été 79, pensez-vous que votre livre soit adapté
pour aborder la question de l'alcoolisme dans le cadre d'ateliers
thérapeutiques (*) ?
-Il m'est difficile de répondre à cela
parce que je connais mal le fonctionnement des ateliers thérapeutiques.
Mais j'imagine que tout témoignage peut être intéressant dans ce
cadre-là, même si mon livre, plus que la question de l'alcoolisme,
aborde celui des femmes battues et des enfants de la violence.
(*) : Les ateliers thérapeutiques ont pour objectif de ré-entraîner à
l'exercice de l'activité professionnelle, d'assurer un soutien aux
patients dans une démarche de re-socialisation et de reprise d'une vie
autonome. Ils accueillent des personnes ayant un lieu d'hébergement mais
présentant des difficultés à reprendre une vie sociale. (NDLR)
Propos recueillis par F. Mayaud
vendredi 29 mars 2013
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